Les villes-réseaux : une nouvelle taxonomie urbaine à l'ère des plateformes numériques
- sofienbnblab
- 13 déc. 2024
- 7 min de lecture
Sofien Lalani, Directeur au sein de BNB-Lab, cabinet de recherche indépendant spécialisé dans l'analyse du marché Airbnb en France.
Pionnier dans la recherche sur l'hébergement collaboratif depuis 2018, je combine une expertise approfondie des données Airbnb et des marketplaces pour éclairer les nouvelles dynamiques urbaines, en m'appuyant sur les concepts d'« effets de réseau » et sur une recherche académique rigoureuse.
BNB-Lab décode des données complexes pour générer des insights stratégiques destinés aux hôtes, investisseurs, conciergeries, décideurs publics et collectivités locales. Nous proposons une approche innovante et fondée sur des recherches approfondies pour mieux comprendre l’impact d’Airbnb sur nos villes.
Cet article présente une synthèse des principales découvertes issues de nos travaux de recherches.
Au-delà d'une simple hiérarchie fondée sur la taille ou les fonctions urbaines, nos travaux de recherche révèlent des villes fonctionnant comme des nœuds interconnectés, où la valeur est générée par la capacité à catalyser et articuler différents types de flux - touristiques certes, mais aussi professionnels, culturels ou liés à la mobilité temporaire.
Les villes ne se distinguent plus uniquement par leur taille ou leurs fonctions administratives, mais par leur capacité à générer et à capter des effets de réseau, comme en témoigne la diversité des modèles de complémentarité observés entre Airbnb et l'hôtellerie traditionnelle selon les catégories de villes.
À l'heure où les plateformes numériques restructurent profondément les interactions sociales et économiques, l'analyse des dynamiques territoriales appelle à un renouvellement conceptuel. Nos études empiriques sur le marché Airbnb français, révèle l'émergence d'une nouvelle forme d'organisation urbaine que nous qualifions de "villes-réseaux".
Cette conceptualisation s'appuie sur plusieurs résultats marquants. Premièrement, nos analyses mettent en évidence l'existence de véritables "villes-hubs Airbnb" dépassant d’autant plus la seule perspective touristique de ce marché au niveau national.
Plus révélateur encore, nous observons une complémentarité remarquable entre l'offre Airbnb et l'hôtellerie traditionnelle, variant selon les catégories de villes.
Cette articulation fine des offres d'hébergement témoigne d'une intégration croissante des différentes composantes de l'écosystème urbain.
Enfin, la valorisation des attributs urbains - qu'ils soient culturels, patrimoniaux ou liés à la restauration - présente une influence significativement positive sur les prix, et ce quelle que soit la typologie des villes étudiées. Cette observation suggère une mutation profonde dans la manière dont les villes s'intègrent aux flux de mobilité contemporains.
Pourquoi les Effets de Réseau Transforment l'Urbanisme ?
1.1 Les Effets de Réseau : Fondement des Marketplaces (plateformes)

Aujourd'hui, le terme "marketplace" qui fait référence aux plateformes digitales est communément remplacé par le terme "Market Network" ou "marché de réseaux".
Que sont les "market networks" ?
Plus d'utilisateurs = plus de valeur. C'est l'équation simple mais puissante qui définit les effets de réseau. Chaque nouvel utilisateur rend le service plus utile et meilleur pour tous les autres. C'est la force motrice derrière les plus grandes success stories technologiques, de Facebook, Amazon à Airbnb.
Les Market Networks représentent une nouvelle génération de plateformes numériques, combinant les caractéristiques des marketplaces (favorisant les transactions entre acheteurs et vendeurs, comme Airbnb) et des réseaux (axés sur les connexions et interactions personnelles).
Les "Market Networks" se distinguent par :
L'intégration de logiciels SaaS pour structurer les projets.
La valorisation des prestataires comme individus différenciés.
La création de relations durables.
En termes d'impact urbain, ces plateformes amplifient les effets de réseau en connectant non seulement des individus, mais aussi des écosystèmes entiers, comme l'hôtellerie et les services urbains, redéfinissant ainsi les dynamiques de valeur et les modèles économiques des villes-réseaux.
Dans les marketplaces, ces effets prennent une dimension particulière. L'offre attire la demande, qui à son tour attire plus d'offre. C'est un cercle vertueux qui, une fois enclenché, devient presque impossible à arrêter. Les marketplaces qui réussissent à créer ces boucles de rétroaction positive deviennent rapidement dominantes sur leur marché.
1.2 Les effets de réseaux urbains : une nouvelle dimension
Notre analyse empirique révèle un phénomène : les effets de réseau transforment radicalement la dynamique des villes. Trois mécanismes clés émergent :
a) L'intensification de la centralité : la valeur de la localisation centrale explose avec les marketplaces numériques. À Paris, l'élasticité-prix de la distance au centre est 58 fois plus forte sur Airbnb que sur le marché locatif traditionnel (-0,349 contre -0,006). Les effets de réseau amplifient drastiquement l'importance de la centralité et des centres urbains.
b) La reconfiguration des complémentarités : les marketplaces créent de nouvelles synergies urbaines. Restaurants, commerces, équipements culturels : tout s'interconnecte pour créer plus de valeur. Nos recherches montrent un effet positif significatif sur plusieurs segments de services ou d'infrastructures : chaque service renforce la valeur des autres.
c) L'émergence de villes-hubs : les villes ne sont plus simplement grandes ou petites. Elles sont « network native » ou « network resistant ». Leur capacité à générer et capter les effets de réseau devient leur caractéristique intrinsèque.
Cette convergence entre effets de réseau numériques et urbains crée une nouvelle réalité : les villes-réseaux. Comprendre cette transformation est crucial pour anticiper l'avenir de nos villes.
La nouvelle taxonomie des villes : une classification par les effets de réseau
Nos travaux de recherche révèlent l'émergence d'une nouvelle hiérarchie urbaine qui transcende les classifications traditionnelles basées sur la taille démographique et tient davantage en compte des effets de réseaux engendrés par les platformes sur l'urbanisme.
En y regardant de plus près, on constate que les différents types de réseaux se comportent de manière très différente, ce qui signifie que tous les effets de réseau ne se valent pas. Certains sont plus puissants et génèrent davantage de valeur que d'autres.
Cette nouvelle taxonomie éclaire également pourquoi certaines petites villes surperforment leurs pairs, et pourquoi certaines villes moyennes réussissent à dépasser de grandes métropoles, notamment grâce à leur capacité à atteindre un équilibre entre résidents permanents et résidents passagers.
Cette approche innovante s'articule autour de la capacité des villes à générer, amplifier ou limiter les effets de réseau, donnant ainsi naissance à quatre catégories distinctes :
1) Les villes initialement connectées (Network Native Cities)
Valorisation de la centralité : l'élasticité-prix de la centralité, qui atteint -0,349 pour Paris, témoigne d'une demande accrue pour des localisations centrales, où l'accessibilité et la connectivité deviennent des atouts majeurs.
Complémentarité entre services : ces villes favorisent une interaction harmonieuse entre les services classiques et les plateformes numériques, créant ainsi un écosystème interconnecté et réactif.
Attractivité et rétention des acteurs : en raison de leur infrastructure et de leur dynamisme, elles attirent naturellement les talents et les entreprises de l'économie numérique, consolidant ainsi leur rôle de hubs économiques.
Valorisation des aménités urbaines : les aménités urbaines, qu'il s'agisse de transports, de culture ou de loisirs, sont fortement valorisées, renforçant l'attractivité des centres-villes.
Ces villes, à l'image de Paris ou Lyon, se distinguent par leur capacité naturelle à catalyser les effets de réseau.
2) Les villes résistantes aux réseaux (Network Resistant Cities)
À l'opposé des villes nativement connectées, certaines villes de taille moyenne, comme Le Havre ou Chartres, peinent à susciter des effets de réseau solides. Nos données montrent des dynamiques limitées où les services se substituent plus qu’ils ne se complètent, réduisant ainsi l’attraction pour les plateformes numériques.
C'est le cas aussi des villes typiquement touristiques avec un fort taux de résidences secondaires qui peinent à attirer des résidents à l’année ; et aussi des villes qui ont une forte présence résidentielle à l’année mais qui peinent à activer leur attractivité touristique. Leurs traits distinctifs incluent :
Faible élasticité-préférence pour la centralité : contrairement aux grandes métropoles, ces villes affichent une faible valorisation de la centralité. La densité ne suffit pas à stimuler l’attractivité économique en l’absence de connexions fortes.
Effets de substitution : au lieu de créer des interactions complémentaires, les services offerts par les acteurs traditionnels et les plateformes ont tendance à se substituer les uns aux autres, limitant l'effet d'entraînement et d’absorption dans l'économie locale.
Difficulté de création de synergies : l'absence d'infrastructure numérique développée et la réticence de certains acteurs locaux à collaborer avec les plateformes limitent les opportunités de synergies.
Pour certaines villes au large de la Seine, comme Le Havre, Trouville-sur-Mer, Deauville, Cabourg et Honfleur bénéficient d’effets de réseau interconnectés entre elles qui actionnent leur potentialité. Leur progression est lente mais certaine au fil des années (hors Deauville).
3) Les villes en transition (Network Transitioning Cities)
Entre les villes qui exploitent pleinement les effets de réseau et celles qui peinent à les activer, se trouvent les villes en transition. Ces villes ont le potentiel de bénéficier des effets de réseau, mais font face à des obstacles spécifiques qui les empêchent d'atteindre leur plein potentiel.
De plus, les villes en transition représentent des territoires ayant soit saisi la vague d'opportunité offerte par Airbnb de manière rapide, soit qui transitionnent lentement vers ce modèle pour transformer leur parc immobilier. C'est le cas typique de villes où nous pouvons nous attendre à peu de régulation sur les meublés de tourisme.
En combinant des stratégies de régulation et de modernisation de leur parc immobilier, ces villes en transition illustrent comment une opportunité initiale peut catalyser un changement urbain profond, tout en posant de nouveaux défis de gouvernance et d’équilibre entre attractivité touristique et vie locale.
Les villes comme Carcassonne, Narbonne, Vichy sont de parfaits exemples de villes en mutation, qui ont pleinement bénéficié de l’absorption d’Airbnb dans leurs territoires.
4) Les villes contraintes par les réseaux (Network Constrained Cities)
Ces villes ont généralement déjà connu la phase de transition et aujourd’hui décident de limiter volontairement leurs effets de réseau pour préserver d'autres valeurs (identité locale, attractivité résidentielle). C’est ce que nous appelons les « effets de réseau négatifs : congestion ou pollution ». Nous pouvons citer les communes du Grand Annecy ou de Chamonix dans l'Est ; ou les territoires bretons de Ploërmel à Saint-Malo.
Les effets négatifs sur le réseau peuvent se produire de deux manières : la congestion du réseau (utilisation accrue) ou la pollution du réseau (taille accrue).
Pour expliquer idéalement le concept d’effet de réseau contraint, prenons l'exemple le plus connu de congestion d’un réseau : celui du trafic routier. Aux heures de pointe, chaque voiture supplémentaire sur la route rend le réseau routier d'une ville plus encombré (c'est-à-dire moins utile), incitant les autres conducteurs à emprunter d’autres voies.
Conclusion : Le Futur est aux Réseaux
Cette nouvelle classification des villes françaises par leurs effets de réseau n'est pas qu'un exercice théorique - elle offre un cadre d'action concret pour les décideurs publics et les acteurs privés.
Elle offre aux décideurs un cadre d'analyse innovant pour :
Optimiser l'attractivité territoriale, qu'elles soient résidentielles ou touristiques
Préserver la qualité de vie
Maximiser les retombées économiques
Maintenir l'équilibre social
L'avenir de ces villes se jouera dans l'interaction entre ces réseaux de valeur traditionnels et émergents. Comprendre et naviguer dans cette nouvelle réalité sera crucial pour façonner des villes inclusives, durables et prospères.
Chez BNB Lab, nous continuerons à explorer ces dynamiques, à fournir des données et des analyses pour éclairer les décisions qui façonneront l'avenir de nos espaces urbains. Dans un monde en constante évolution, la compréhension approfondie de ces nouvelles dynamiques urbaines n'est pas seulement un atout, c'est une nécessité.
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